Le temps du paysage (partie 2)
Nicolas Faure
A9, Riddes (VS), 1997
Jean-Frédéric Schnyder
Abend am Thunersee, 1986
Michel Grillet
Montagnes-Ciel , 2006
Meret Oppenheim
Grosser Himmel mit Wolken über Kontinenten, 1964
Michel Grillet
Mémoire de paysage, 2005 / 2006 / 2007
Michel Grillet
Montagnes-Ciel, 2008
Albrecht Schnider
Landscape VII, 2011-2012
Albert Steiner
Stimmung über dem Silsersee - Oberengadin, ca 1918
Annelies Strba
Mountains, 2006
Claudio Moser
Le Godde, 2004
Claudio Moser
Endowment , 2006
Balthasar Burkhard
Alpen , 1994-1999
Thomas Flechtner
Avers (Walks), 2001
Jules Spinatsch
Snow Management Unit PAMM, 2005
Jules Spinatsch
Snow Management Scene D13, 2004

Aux XXe et XXIe siècles                            

L’image archétypale et idyllique de ce paradis alpestre continue à éveiller les fantasmes citadins des peintres suisses bien au-delà de l’après-guerre. Parfois, le paysage s’imprègne même d’une vision onirique et magique, de filiation surréaliste, comme c’est le cas pour l’artiste suisse Meret Oppenheim (1913-1985). Grosser Himmel mit Wolken über Kontinenten (Grand ciel avec nuages au-dessus des continents), réalisé en 1964, réduit les éléments du paysage alpestre à une alternance formelle articulée à travers une dialectique rondeur/angularité, verticalité/horizontalité. Les nuages de Meret Oppenheim attestent surtout une variété physionomique, de l’accumulation et de la disposition des formes, les unes après les autres, en l’absence de la perspective et de tout point de fuite.

La méthode de travail de l’artiste bâlois Jean-Frédéric Schnyder (1945) exerce, pour sa part, une véritable frustration à l’égard du spectateur en termes de technique, de format et d’authenticité. Le choix de Schnyder pour un format de poche met à l’écart toute prétention de grandeur sublime. Par conséquent, lorsqu’il pastiche le style expressif de Ferdinand Hodler et s’approprie le motif des sommets alpins, Schnyder le fait d’une manière désinvolte et corrosive, sans envisager une véritable rivalité avec les maîtres de genre.

Le jeu des petits formats mettant en cause la grandeur sublime se retrouve également dans la pratique de Michel Grillet (1956) et d’Albrecht Schnider (1958). À l’instar des miniatures genevoises du XVIIIe siècle, Grillet travaille la représentation des paysages montagneux, d’horizons ou de ciels étoilés avec la précision d’un horloger, en suscitant des questions liées à la nature de l’image plutôt qu’à l’image de la nature. Schnider, quant à lui, renverse les rapports traditionnels entre sujet et format, tels qu’on les rencontre dans l’histoire de l’art classique. Toujours par le biais de formats de poche, il réduit la figuration à ses éléments essentiels jusqu’au point où la multiplication des plans et des motifs géométriques renvoient les peintures à des créations numériques.

Dans cet esprit, dès la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à nos jours, la représentation du paysage s’ouvre graduellement à des médiums d’expression autres que celui de la peinture. Notamment, Albert Steiner (1877-1965) s’efforce d’imposer la photographie comme un moyen de création autonome. À l’aide de sa caméra, il cherche à dessiner « autrement » l’élégance des paysages montagnards d’Engadine avec leurs glaciers, leurs profondes crevasses et leurs sommets lointains, afin de rendre perceptible le charme paradisiaque de l’espace alpin. Annelies Strba (1947) tente également de dévoiler l’harmonie cachée de l’espace naturel par le biais de la photographie, mais, pour y arriver, elle fait recours aux outils informatiques. Si elle travaille souvent « comme un peintre », elle utilise Photoshop comme un pinceau. Dans ses paysages, cela lui permet en général de figer les lumières rasantes qui découpent les crêtes, d’acérer le relief et de dramatiser les ombres, bien que parfois elle parvienne à obtenir un effet hyperréaliste des prises de vues sans recourir aux outils numériques, comme dans sa série Mountains (2006), réalisée lors d’un séjour dans les Grisons.

Le duo d’artistes Monica Studer (1960) et Christoph van den Berg (1962) porte l’exploration de nouveaux médias encore plus loin, en choisissant, depuis 1996, de s’exprimer uniquement par le biais d’images synthétiques. Les paysages alpestres déployés devant les spectateurs ne sont autres que le résultat d’une construction informatique, ordonnée par de savants algorithmes et calculs vectoriels mis au point par les deux artistes. Dans la veine de Caspar Wolf, Studer et van den Berg effacent la réalité du paysage au profit d’une reconstruction artificielle, fictive, articulée à partir des réminiscences et des représentations mentales stéréotypées du monde alpin.

Par conséquent, si au tournant du XXIe siècle il est encore question d’une vision romantique et bucolique du motif alpestre, cela n’est possible que dans le cadre de démarches artistiques subversives, qui ciblent les qualités techniques des images. Le Godde de Claudio Moser (1959) est surtout un travail sur les qualités picturales de la photographie. La préférence de Moser accordée au jet d’encre plutôt qu’aux procédés chimiques rend possible le mélange des nuances directement sur le papier, en réduisant  la densité des couleurs. Moser évite ainsi les effets de lumière spectaculaire au sein de ce paysage atemporel, vidé de tout mouvement et de toute présence humaine. Balthasar Burkhard (1944-2010) se sert, quant à lui, des singularités techniques de la photographie argentique lors de ses prises de vues. Sans accorder trop d’attention aux négatifs, Burkhard prépare sa capture d’image, à l’instar d’un réalisateur. Plus que la représentation réelle du paysage, il cherche la force évocatrice du sujet et s’efforce  d’attribuer une dimension physique, presque sculpturale, à ses photographies. Le paysage s’avère l’outil et non pas la fin de sa quête esthétique : « Je ne photographie pas des paysages, mais un sujet qui est là et qui éveille quelque chose en moi, des émotions, un sentiment, et peu importe qu’il s’agisse d’une ville ou d’un paysage. »

Pour Thomas Flechtner (1961), c’est le choix d’un appareil photographique lourd et peu commode qui lui confère le temps mental nécessaire pour « approcher ce que l’on cherche inconsciemment ». Par l’usage d’une technique « archaïque en ces temps modernes », Flechtner accepte un déplacement lent dans l’espace et s’offre la possibilité de réaliser mentalement l’image avant d’appuyer sur le déclencheur. L’image de la neige aux reflets bleus qui envahit la composition et repousse le ciel dans Avers (Walks) est simplement le résultat de ce long processus solitaire, le moyen visible proposé aux spectateurs afin de questionner la présence humaine dans le cadre naturel et de saisir la transformation éphémère du paysage.

À l’autre extrême, Jules Spinatsch (1964) s’attarde sur des transformations durables du paysage. En multipliant les points de vue, les genres et les techniques photographiques employés, il cherche à saisir la conversion obligée du paysage de la région alpine afin de répondre aux exigences humaines. Ses projets Snow Management (2001) et Welcome to Photostudio Titlis (2008) interrogent le tableau folklorique et stéréotypé d’un pays aux montagnes idylliques et s’affranchissent ouvertement des images paradisiaques des Alpes enneigées et de la somptuosité de la nature intacte, célébrées au XVIIIe siècle. Spinatsch dénonce ainsi un environnement contemporain vulnérable, dompté par l’homme, soumis à ses besoins économiques et touristiques, à sa perpétuelle insatisfaction.

Cette rupture avec les représentations d’une Helvétie romantique et nostalgique est indéniable dans le travail photographique de Nicolas Faure (1949). Les imposants sommets alpins sont, avec lui, occultés par les traces des interventions humaines sur le paysage. Les constructions autoroutières servent souvent de premier plan aux grandioses paysages alpestres qu'elles traversent, et, en d’autres images, elles se devinent au loin, sur une mare lunaire, dans un jeu de motifs presque abstraits. En renonçant à la quête du sublime dans sa représentation de l’espace naturel, Faure révèle ce qui est là, sans artifice, dans une volonté de documenter le monde environnant.

Ce retour à un regard objectif, presque documentaire, posé sur le paysage suisse pourrait être considéré comme un écho des premières représentations alpestres dans la peinture de genre. Toutefois, par sa vision d’ensemble, qui répertorie presque quatre siècles de pratiques artistiques suisses, la Collection Pictet dévoile au public les métamorphoses subtiles survenues au fil du temps, au niveau des enjeux et des techniques disponibles. Si le motif des Alpes est investi différemment au long de l’histoire de l’art suisse, si le corps des sommets se transforme et se redéfinit par le biais des peintures, des gravures et des photographies, le temps du paysage continue de s’écouler.

Le temps du paysage (partie 2)