Le temps du paysage (partie 1)
François Diday
Vue du Rosenlaui, du Wellhorn et du Wetterhorn, 1844
Caspar Wolf
Ideale Hochgebirgslandschaft mit Ausblick auf ein weites hügeliges Tal, 1774-1777
Pierre-Louis De la Rive
Vue de l'extrémité orientale du lac Léman avec la nouvelle route du Simplon au pied des montagnes de Saint-Gingolph, 1812
Alexandre Calame
Cascade de la Handeck, 1839
Wolfgang-Adam Töpffer
Paysage vallonné avec fond de montagnes, vers 1825
François Diday
La Grotte du Petit Salève, 1868
Ferdinand Hodler
La Rade de Genève et le Salève, 1878
Alexandre Perrier
Paysage rocheux, 1899
Albert Trachsel
Paysage, 1906
Félix Vallotton
Le Cervin, 1892
Félix Vallotton
Mont-Blanc, 1892
Giovanni Giacometti
Capolago, sole, ca 1906-1907
Cuno Amiet
Hügel, 1902
Paul Camenisch
Der rote Rücken (Vorfrühlingslandschaft), 1926
Édouard Vallet
Les Coquelicots, 1926
Ernest Biéler
Paysage de Zambotte, Savièse, ca 1935
Albert Müller
Tessinerlandschaft III, 1925
Hermann Scherer
Waldlandschaft, 1924-1925

Spectaculaires, imposantes et longtemps inaccessibles, les Alpes fascinent depuis des siècles. Pour la Collection Pictet, ce motif agit en tant que passerelle entre les œuvres du passé et les productions contemporaines, en mettant en exergue des changements considérables dans la perception et dans la représentation du paysage suisse. L’intérêt scientifique pour l’univers alpestre se voit ainsi vite remplacé par la quête esthétique du sublime romantique et, au cours du XIXe siècle, par un véritable effort d’articulation d’une identité nationale. Par la suite, le paysage réclame son statut d’image picturale et sa force expressive à travers les expériences chromatiques audacieuses des expressionnistes. Les pratiques artistiques contemporaines propulsent finalement la représentation du paysage sur le terrain ardu d’un jeu subtil entre appropriation et réinvention.

Aux XVIIIe et XIXe siècles

Alors qu’en Occident l’histoire du paysage remonte au XVe siècle (par le système de la veduta – pratiqué essentiellement en France), ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les artistes commencent à lui consacrer une attention particulière. Contrairement à ses prédécesseurs français, Caspar Wolf (1735-1783) ne se contente pas de traiter le paysage comme l’arrière-plan d’une scène religieuse – par le biais d’une petite fenêtre intérieure au tableau –, mais hisse le motif alpestre au rang de sujet principal. Répondant à la curiosité croissante que le public suisse développe pour lui à la suite des écrits de Jean-Jacques Rousseau et des poèmes d’Albrecht von Haller, Wolf entame de nombreux voyages d’étude dans différents sites de la Suisse centrale. Ses représentations détaillées des glaciers et de la végétation dévoilent un intérêt scientifique pour le sujet, bien que parfois – afin de répondre à l’image répandue des Alpes –, il procède, de retour dans son atelier, à une stylisation du paysage, rajoutant des orages et des éclairs à ses compositions.

En quête de l’idéal de la belle nature, Pierre-Louis De la Rive (1753-1817) se rapproche plus du néoclassicisme européen par le soutien d’une représentation autonome des montagnes en tant que sujet principal du tableau, bien que le désir de capter le sublime naturel soit doublé d’un véritable souci de l’observation. La touche de François Diday (1802-1877) et, plus tard, de son disciple et rival en la matière, Alexandre Calame (1810-1864), rend les enjeux du paysage encore plus raffinés. Plus proches de l’esthétique romantique, les deux Genevois opposent le charme arcadien à la puissance immesurable de la nature sauvage. Leurs paysages s’avèrent grandioses et théâtraux, tout en restant fidèles au motif assujetti à la volonté de rendre le spectacle mouvementé de la nature dans ses plus intenses contrastes et ses jeux de lumière.

Grâce à leur pratique, Genève devient le berceau de générations d’artistes spécialisés dans l’observation et la description de vues de montagne, et s’impose comme la première école de peinture alpestre. Dans le contexte politique tumultueux associé à l’inauguration de l’État fédéral en 1848, les peintres locaux investissent la beauté des Alpes d’une symbolique particulière liée à la cristallisation d’un esprit « national » suisse. L’image des sommets alpins sert désormais de moyen pour faire connaître en Europe l’identité singulière d’un nouveau pays.

Aux XIXe et XXe siècles    

Tout en contribuant à l’élaboration d’une conscience artistique helvète, Ferdinand Hodler (1853-1918) marque un autre tournant dans l’histoire de la peinture suisse. Le sublime romantique s’affirme dorénavant à l’aide d’une succession réitérée des lignes de paysage. Dans son effort de saisir un ordre naturel immanent, Hodler dépasse l’observation pure et transforme les montagnes suisses en véritables icônes. L’horizontalité des couches dans La Rade de Genève et le Salève préfigure sa théorie du parallélisme et ouvre le chemin vers une expression plus simple et moins héroïque de la nature, que l’on retrouvera dans le calme contemplatif des peintures d’Alexandre Perrier (1862-1936). Néanmoins, la touche pointilliste très fine, presque filiforme, de ce dernier est fortement influencée par le symbolisme parisien et laisse aussitôt la place à des formes d’expression encore plus audacieuses dans le traitement des contrastes et des contours.

Ce sont les formes concises et les contrastes tranchés de Félix Vallotton (1865-1925) qui rapprochent l’art suisse des avant-gardes parisiennes. Ses xylographies en noir et blanc se distinguent par leur force visuelle et par leur économie des moyens. Tout détail est supprimé en faveur de contrastes prononcés, qui se retrouvent également dans ses huiles sur toiles et son jeu avec des masses de couleur. Vallotton se défait ainsi de tout rendu trop littéral du spectacle naturel et opte pour l’expression d’un paysage irréel.

Le périple de la recherche chromatique atteint son apothéose avec Giovanni Giacometti (1868-1933), Cuno Amiet (1868-1961) et Paul Camenisch (1893-1970), qui extraient définitivement la peinture suisse de paysage de son régionalisme pour l’inscrire dans une histoire de l’art internationale. Fortement marqué par le fauvisme français et membre du groupe expressionniste allemand Die Brücke, Amiet estime que « […] l’imitation de la nature n’a pas le droit de s’appeler une œuvre d’art ». Même sans atteindre l’abstraction, il ose des innovations chromatiques audacieuses au sein desquelles le dosage et l’organisation des teintes suffisent à la composition. Les couleurs acides et surréelles de Camenisch esquissent des paysages expressionnistes qui dérangent et obsèdent, tandis que, loin des grands centres artistiques, Giovanni Giacometti adapte l’influence des avant-gardes à la réalité des Grisons. Le paysage devient un prétexte pour un jeu de couleur et de lumière. Le spectateur n’a plus à faire à l’image d’une « montagne en tant que montagne », mais à une image de la « montagne en tant que tableau  ». Si, au début du XIXe siècle, la peinture de paysage a rencontré un nouveau développement grâce à l’augmentation du tourisme et des escalades alpines menées par des professionnels, elle semble, à la fin du XIXe siècle, rendre « les montagnes à l’art  » afin de permettre au motif alpestre de se décliner en termes de technique et de composition.

Bien qu’au moyen d’une palette aux accents plus terreux, Édouard Vallet (1876-1929) valorise à son tour la force expressive des couches picturales distinctes, tandis qu’Ernest Biéler (1863-1948) choisit la tempera pour styliser les motifs naturels et encourager des jeux de transparences et de coloris dans ses retranscriptions de paysages automnaux de la région de Savièse.

Alice Bailly (1872-1938) creuse différemment le fond des avant-gardes européennes par une ouverture vers le cubisme et le futurisme. Persuadée que « l’art n’est pas une affaire de jupon ou de pantalon », Bailly intègre avec enthousiasme les Salons parisiens et se lance dans une exploration de la géométrie des formes et des rythmes visuels. Les peintures réalisées lors de son séjour suisse au cours de la Seconde Guerre mondiale témoignent d’une véritable « musicalité colorée », grâce à leur composition imprévue, onirique, mais toujours harmonieuse.

Le temps du paysage (partie 1)